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Texte de Guillaume Lasserre, 2020

"Aux arbres citoyens !

 

Le Nouveau Ministère de l’Agriculture est une fausse entité politique créée en 2016 par les artistes Suzanne Husky et Stéphanie Sagot autour de leurs intérêts communs pour l’art, la politique et l’agrobusiness. Elles reprennent pour mieux les dénoncer les discours, prononcés presque uniquement par des hommes, des gouvernements successifs ayant mis en place les politiques agricoles. Quel que soit le parti au pouvoir, celles-ci sont organisées selon une doctrine productiviste et industrielle où l’exploitation et l’extractivisme nient la nature comme entité vivante. C’est donc pour remettre en question un système qui ne le faisait pas que les deux artistes sont « entrées en politique ». Aujourd’hui, les multiples crises que nous traversons changent la donne en soulignant l’urgence d’agir. Plutôt que de continuer à dénoncer les aberrations d’une politique agricole commune aux effets dévastateurs, le nouveau ministère propose, sous le vocable de « Cercle de la Régénération » – des sols comme de la vie – sa propre politique agricole, alliée du vivant et dont les mots d’ordre sont : Aimer. Jouir. Polliniser. Germer. Être dans le concret, le faire, agir pour plutôt que protester contre, préférer la construction à la destruction. Le nouveau monde sera agroforestier et écoféministe.

 

Le centre d’art La cuisine donne à voir cette proposition du Nouveau Ministère de l’Agriculture. Imaginé par Stéphanie Sagot en 2004 sur un territoire, le Tarn-et-Garonne, qui était alors dépourvu de lieu dédié à l’art contemporain, il repose sur le mot « art » tel qu’il s’entend dans l’acception formulée par l’érudit et penseur socialiste britannique William Morris (1834 – 1896) : « au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour ou la pâture, l’entretien des villes et de tous nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot ‘art’, jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie ».

 

L’exposition du Nouveau Ministère de l’Agriculture ressemble à un projet de société. Composée d’un grand dessin, un film et une plantation, elle pourrait apparaître atypique si l’on ne considérait pas le précepte de William Morris. Elle est ici intimement liée à la vie de la Cité. La création plastique est ici connectée à son environnement immédiat, à la terre, à la nature. Elle est évidemment politique : de la création plastique pour penser le monde d’après. Il ne s’agit pas de raconter là une fable qui emprunterait à la métaphore mais de rendre compte de la possibilité d’une alternative. Car contrairement à ce qu’assènent les dirigeants des pays occidentaux depuis plus de cinquante ans, il y a une alternative : l’éducation à l’environnement envisagée comme outil pour transformer la société. Le grand dessin (300 x 150 cm) composé à quatre mains en est à la fois la matrice et le manifeste. Il esquisse les contours de la nouvelle Nègrepelisse où le monument aux morts deviendrait sous la bienveillance d’une Vénus préhistorique, gigantesque déesse-mère sculptée, un monument aux vies, où l’on trouverait entre autres bâtiments abritant les services publics, celui du fumier municipal, juste à côté de la graineterie, où le cimetière serait récupérateur de phosphore, où les fruits, les céréales, tout ce qui se récolte, seraient en abondance, où le bien-être des animaux serait source d’une reproductivité soutenue. Plutôt qu’une utopie, le Nouveau Ministère de l’Agriculture trace une écotopie selon la définition qu’en donne en 1975 l’écrivain et journaliste américain Ernest Callenbach (1929 – 2012) dans le roman éponyme. Sur le dessin, les oiseaux figurent en nombre et semblent disproportionnés par rapport à l’échelle de l’ensemble. C’est que les oiseaux occupent une place fondamentale dans l’équilibre du monde. Ils sont de véritables passeurs de vie grâce à leur pratique de dissémination des graines qui favorise la reforestation et la pollinisation des plantes. La grande migration des oiseaux de l’Ethiopie vers l’Europe précède les grandes migrations humaines qui suivent le même trajet, terrestre toutefois. Les zones humides jouent le rôle d’oasis pour les oiseaux en escale migratoire. Aménagés au cours de l’histoire, ces réservoirs de biodiversité sont reliés entre eux par des corridors écologiques. Il est primordial d’en assurer la continuité. Sur le dessin, l’un des oiseaux, aux couleurs de feu, est assurément plus grand, plus majestueux que les autres. Allégorie de cette régénérescence de la nature, le phœnix renaît toujours de ses cendres.  

 

A travers le film au titre mirifique : « Manifeste pour une agriculture de l’amour », Hervé Coves, ingénieur agronome, pédologue mycologue, devenu moine franciscain en 2014 peu après ses cinquante ans, propose, grâce à sa compréhension profonde du vivant et de la biosphère, un programme agricole s’étirant sur mille ans lié à la culture de la pluie pour la régénération des sols, aux arbres millénaires sacrés, aux aurores boréales, aux oiseaux migrateurs, aux poissons pour la circulation du phosphore, à la marche pour l’adaptation climatique, tout en cultivant de nombreuses plantes. Fondateur de l’ordre des Franciscains, Saint François d’Assise est aussi le patron de l’écologie.

 

Ouvert au public courant novembre, « Aux arbres ! » est un jardin municipal composé de cultures appropriées à la région. Installée en contrebas de la Cuisine, cette forêt nourricière partagée est destinée notamment à alimenter les fourneaux du centre d’art.  Planter, cueillir, ramener son compost, elle a été imaginée comme un jardin dans lequel on pourrait vivre. La création de cette plantation s’inscrit dans une perspective historique. Le Tarn-et-Garonne est certes un verger important mais un verger industriel. L’idée est de planter autrement. Réalisé en collaboration avec l’association Campagnes Vivantes, ce jardin est accompagné d’une mission de sensibilisation afin de le faire vivre : un outil pédagogique et évolutif qui met en relation les écoles, les espaces verts municipaux et les habitants.

 

A partir du dessin visionnaire, de cette cartographie politique dont le titre « Aux arbres ! Ecotopie du Nouveau Ministère de l’Agriculture pour une stimulation des processus vitaux post nécronomie, préalable à la plantation d’une forêt nourricière à Nègrepelisse » porte en lui le dessein et l‘espoir d’un nouveau monde, le Nouveau Ministère de l’Agriculture propose plutôt qu’il n’oppose, explore des manières de devenir terrien, d’habiter la planète avec la planète, de prendre soin de ce monde fabuleux que nous habitons. William Morris le dit lui-même : « L’art est long, mais la vie est courte : réalisons quelque chose au moins avant de mourir ».

1  Elle en assure la direction jusqu’en 2007, puis la direction artistique jusqu’en 2016. Elle est actuellement artiste associée. Dès le départ, elle souhaite lier le centre d’art à une pratique. L’alimentation s’impose assez naturellement. D’autant qu’à l’époque, Jean- Pierre Poulain, sociologue de l’alimentation très en vogue, a son laboratoire à l’université de Toulouse, toute proche.

2 William Morris, L’art en ploutocratie, Conférence prononcée à l'University College d'Oxford, le 14 novembre 1883, et publié dans To-Day, Londres, février-mars 1884. Reproduit sur le site Articule.net Ressources en design http://www.articule.net/2018/07/26/william-morris-lart-en-ploutocratie-1883/ Consulté le 15 octobre  2020.

3 Ernest Callenbach, Ecotopia : the notebooks and reports of William Weston, Berkeley, California, Banyan Tree books, 1975. Edition française : Ecotopia : Les Carnets de notes et de Rapports de William Weston, Paris, Stock, 1978.

4 William Morris, L’art en ploutocratie, Conférence prononcée à l'University College d'Oxford, le 14 novembre 1883, et publié dans To-Day, Londres, février-mars 1884. Reproduit sur le site Articule.net Ressources en design http://www.articule.net/2018/07/26/william-morris-lart-en-ploutocratie-1883/ Consulté le 15 octobre  2020.

Aquarelle dessin préparatoire pour le jardin agroforestier Aux arbres! (Nègrepelisse, 82)  afin de stimuler les processus vitaux des sols, 2020

Extrait de texte de Marianne Derrien pour Le cyclope, 2020

Suzanne Husky, L'arbre, la sirène et le (nouveau) Ministère de l'Agriculture[1] 

 

(...)

Du conte au Manifeste: de l'art d'observer, de militer, de (se) métamorphoser

 

Le XXème siècle a été celui des proclamations et des manifestes. Le XXIème devrait être celui de l’écoute de la parole des autres : des femmes et des hommes, mais aussi des animaux, des arbres, des fleuves, des pierres... Dans le prolongement de son travail, Suzanne Husky crée en 2016 avec l'artiste Stéphanie Sagot le Nouveau Ministère de l’Agriculture, entité politique plus ou moins fictive. En repensant nos institutions, comme celles qui régissent nos politiques agricoles, les deux artistes reformulent ensemble un projet de société. Suite à leur rencontre avec Hervé Coves, ancien ingénieur agronome, mycologue devenu moine franciscain, elles le nomment ministre de l'agriculture et l'invitent à filmer son programme agricole. Le film est nommé Manifeste pour une agriculture de l'amour. Loin d'être de simples prophéties, prières ou louanges, ce programme sur plusieurs milliers d'années lie « la culture de la pluie à la régénération des sols, les arbres millénaires sacrés à l'école des cabanes sauvages, les aurores boréales aux oiseaux migrateurs, les poissons à la circulation du phosphore, la marche à l’adaptation climatique, en cultivant de nombreuses plantes mais surtout avec beaucoup d’amour. » 

 

La vie est belle, selon les termes de ce conteur qui nous manifeste sa vision du monde en intégrant l'amour dans l'agriculture. Cette pensée claire et radicale nous aide à « atterrir» et à retrouver ce lien avec la terre pour l'honorer. C'est encore un art de la transformation qui est ici jeu, celui de récolter le soleil, de semer nos fragilités, avec les êtres les plus invisibles, de faire émerger quelque chose de nouveau sur terre. Une manière de tout lier, l'art avec la science, l'amour avec le politique. Oscillant entre l'agronomie et une poésie spirituelle, son chant d'amour rejoint également la pensée de Donna Haraway. Professeure émérite du Département d’histoire de la conscience et des études féministes de l’Université de Californie à Santa Cruz, elle contribue depuis plusieurs années à l’étude des relations humain-machine et humain-animal et a publié le célèbre Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle  en 1985. Caractéristiques des avant-gardes, les manifestes et les néologismes sont fréquents dans l’écriture singulière de Donna Haraway, qui combine philosophie, histoire culturelle de la science, féminisme socialiste et littérature cyberpunk. Avec Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, elle met au cœur de ce manifeste l´idée que la vie, dans ses manifestations diverses, fait intervenir molécules, cellules, organismes, écosystèmes ou assemblages techno-naturels sous la forme de réseaux, de maillages, de coopérations et de collaborations et non de compétition ou de domination.  

 

Pour boucler la boucle, ce qui fait lien encore et toujours dans ces histoires que nous racontons, c'est cette relation inédite et complice qui façonnent les œuvres de Suzanne Husky comme si elles étaient nées de la Terre. Ressemblance troublante avec le Cyclop, monstre gigantesque dans le Bois des Pauvres à Milly-la forêt, qui est porté par trois arbres qui l'accueille. C'est également un engagement politique qui était au cœur de cette œuvre mêlée à l'amour et à l'ambitieux de celles et ceux qui l'on construite. Le Cyclop, œuvre collective, confirma les liens d'une communauté artistique à l'initiative de Tinguely et Saint Phalle. Dans le prolongement de la pensée d'Haraway, le Cyclop serait alors une œuvre-cyborg à l'humeur combative, porteuse de nombreuses histoires tant individuelles que collectives. Tout semble enfin nous avoir réuni pour « vivre avec le trouble ». Jouons inlassablement notre rapport entre nature et culture, résistons par l'intime, enchantons la politique par la magie du vivant pour entendre le chant des terrestres.[1]

 

[1]   Emilie Hache, Né·e·s de la Terre. Un nouveau mythe pour les terrestres, in Revue Terrestres.org, septembre 2020, https://www.terrestres.org/2020/09/30/nee-de-la-terre-un-nouveau-mythe-pour-les-terrestres/

 

[1]   Le titre de ce texte est une référence directe au film L'Arbre, le Maire et la Médiathèque réalisé par Éric Rohmer en 1993. L'histoire racontée est celle de Julien Dechaumes, maire socialiste de Saint-Juire, un petit village de Vendée, qui vise les prochaines élections législatives et réussit à obtenir une subvention du Ministère de la Culture pour doter son village d’une médiathèque. Or, l'instituteur du village, Marc Rossignol, s'oppose à ce projet notamment à cause de l’abattage d’un magnifique arbre centenaire que la construction d’un tel bâtiment entraînerait.

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